La décennie 1968-1978 marque un tournant important dans l’évolution de la mémoire de la Shoah en Europe et dans le monde. L’action spectaculaire du couple formé par Beate et Serge Klarsfeld, menée sur plusieurs continents, exerce un rôle majeur dans ce mouvement vers la reconnaissance. Souvent, grâce à eux, le regard sur le nazisme et le génocide des Juifs en Allemagne et en France va être bouleversé. Leur influence se poursuit jusqu’à aujourd’hui. 

Le temps de la rencontre

Serge, une enfance entre la Roumanie et la France

Serge Klarsfeld voit le jour le 17 septembre 1935 à Bucarest en Roumanie. Un an plus tard, il arrive à Paris avec ses parents, Arno et Raïssa, et sa soeur Georgette. Très tôt, Serge va manifester un goût prononcé pour l’histoire et la littérature.

Son père va rapidement s’engager dans l’armée française et sera fait prisonnier en juin 1940. Raïssa et ses enfants suivent alors l’exode jusqu’à ce qu’Arno s’évade et les rejoigne au printemps 1941. En septembre, la famille réunie s’installe finalement à Nice.

La nuit du 30 septembre 1943, les nazis viennent les arrêter mais Arno parvient à cacher sa femme et ses enfants, avant de se sacrifier. Il est alors interné à Drancy, puis déporté au camp d’Auschwitz-Birkenau où il sera sélectionné pour le travail avant de succomber au cours de l’été 1944.  

Raïssa et ses enfants quittent Nice pour s’installer en Haute-Loire jusqu’à la Libération, puis il reviennent finalement à Paris. Face aux difficultés matérielles, ils s’exilent en Roumanie et ne reviennent à Paris qu’en janvier 1947. Serge Klarsfeld va y poursuivre ses études : plusieurs fois lauréat de la bourse Zellidja, il voyage à travers l’Europe. En 1958, il obtient son diplôme d’études supérieures en histoire à la Sorbonne et, en 1960, il est diplômé de l’institut d’études politiques de Paris dans la section des relations internationales.

 

« Cette nuit de la rafle est restée toute ma vie, comme pour tous les enfants juifs qui ont connu des rafles et perdu des êtres chers, une référence qui a forgé mon identité juive. Je n’ai hérité de cette identité ni par la religion ni par la culture : mon identité juive, c’est la Shoah en arrière-plan et un indéfectible attachement à l’État juif, l’État d’Israël.  »

Serge Klarsfeld, Mémoires

Beate, à Berlin sous le nazisme et ses décombres

Beate Künzel est née le 13 février 1939 à Berlin, dans l’Allemagne d’Hitler. Son père Kurt, affecté en Belgique puis transféré sur le front de l’Est à l’été 1941, intègre les bureaux de la comptabilité de la Wehrmacht. Sa mère Hélène demeure au foyer et élève leur unique fille, Beate. À la fin de la guerre, Kurt retrouve sa femme et sa fille à l’ouest de Berlin où elles ont fui les bombardements, puis ils regagnent ensemble Berlin, ravagée. Leur appartement a été détruit. Le quotidien est pesant, Beate s’endurcit.

Âgée de 16 ans, Beate va alors poursuivre ses études dans une école de commerce de Berlin. Ses relations avec ses parents restent conflictuelles et elle envisage de s’émanciper au plus vite pour rejoindre la vie active. À 21 ans, elle quitte le foyer familial et arrive à Paris quelques semaines plus tard, le 7 mars 1960.

 

« J’étais solitaire, mais, au-delà du terreau dispersable des deux Allemagnes, mes racines s’accrochaient profondément au sol allemand. »

Beate Klarsfeld, Mémoires

 

Un coup de foudre

Serge achève ses études. Beate vient de s’installer en France comme jeune fille au pair et apprend le français. Émerveillée par Paris, sa culture et son atmosphère, Beate a le sentiment de s’y épanouir. Le 11 mai 1960, Serge et Beate se croisent sur le quai de la station de métro Porte de Saint-Cloud. C’est un coup de foudre. Serge révèle à Beate l’histoire du nazisme, de ses crimes et le parcours douloureux des siens. Le couple se marie le 7 novembre 1963.

« Elle portait une robe bleue serrée à la taille ; sa silhouette me plaisait et quand elle s’est retournée son visage m’a plu, clair et énergique. (…) Nous nous sommes rencontrés le 11 mai 1960 ; le jour même de l’enlèvement d’Adolf Eichmann à Buenos Aires par les Israéliens. Est-ce un signe de notre destin ? »

Serge Klarsfeld, Mémoires

Les premiers combats

Le 1er décembre 1964, Beate Klarsfeld est embauchée à l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) à Paris en tant que secrétaire bilingue. Elle publie parallèlement un ouvrage tiré de son expérience de jeune fille au pair allemande à Paris, un guide pratique mais aussi un manifeste réclamant pour ces jeunes femmes une meilleure considération. 

Serge lui est engagé à  l’Office de radiodiffusion télévision française en mai 1963. Il va notamment participer à la production d’émissions historiques et dramatiques. Mais il ne se plait guère car l’ORTF n’est pas indépendant mais sous l’emprise du pouvoir. Il démissionne en 1966. Beate est alors enceinte de leur premier enfant.

Vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il s’apprête à devenir père, Serge Klarsfeld entame un retour sur lui-même et l’histoire de son père durant la Shoah. Il décide de partir sur ses traces en Pologne à Auschwitz et à Birkenau, là où Arno a disparu. Le fils de Beate et Serge Klarsfeld naît à Paris le 27 août 1965. Selon la tradition juive, qui veut que l’on donne à l’enfant le prénom d’un grand-parent,  il est prénommé Arno.

En décembre 1966, le Ministre-président du Bade-Wurtemberg Kurt Georg Kiesinger est élu chancelier au sein d’une coalition avec le SPD. Un article du Spiegel publié en novembre 1966 apporte des précisions sur son rôle au sein de l’appareil national-socialiste comme directeur-adjoint de la propagande radiophonique du Reich vers l’étranger au ministère des Affaires étrangères.

L’arrivée au pouvoir d’un ancien nazi et d’un ancien résistant socialiste pousse Beate Klarsfeld à s’exprimer publiquement à travers une tribune dans la presse. Deux autres textes signés par Beate et Serge vont suivre.  La direction de l’OFAJ engage le 29 août 1967 une procédure de licenciement envers Beate pour « faute grave ». Mais le couple Klarsfeld refuse de céder face à ce qu’ils considèrent comme une injustice face à une situation scandaleuse. Ils s’engagent alors complètement dans un combat porté à la fois sur le plan politique, judiciaire et historique.

La gifle

Après avoir dénoncé publiquement l’élection au poste de chancelier d’un ancien haut-fonctionnaire nazi, Beate et Serge Klarsfeld veulent poursuivre leur action. 

Beate a été licenciée. L’intérêt du public en Allemagne pour les procès des criminels de guerre nazis faiblit et une forme de lassitude s’installe. Pourtant, face à ce scandale, le couple Klarsfeld va tenter de provoquer un autre scandale pour mieux le dénoncer et tenter de le stopper.

Le premier geste intervient le 2 avril 1968. En pleine séance du Parlement à Bonn, Beate se lève depuis la tribune du public et interrompt un discours du chancelier en criant « Kiesinger nazi, démissionne ! », avant d’être expulsée par le service de sécurité.

Comme l’espéraient les époux Klarsfeld, la presse relaie l’incident. Ils deviennent les figures du mouvement de révolte sociale en effervescence en France comme en Allemagne.

Lors de la séance de clôture du congrès de la CDU à Berlin-Ouest le 7 novembre 1968, Beate Klarsfeld parvient finalement à gifler le chancelier Kiesinger dans la stupeur générale. Aussitôt arrêtée, elle est condamnée à un an de prison ferme. En appel, la peine est ramenée à quatre mois avec sursis.

L’événement connait un retentissement mondial. Beate Klarsfeld a 29 ans et devient un symbole. 

 

« Je ne tolère pas qu’un ancien nazi puisse devenir chancelier. Je l’ai giflé pour le marquer et pour faire savoir au monde entier qu’il y a des Allemands qui refusent cette honte. »

Beate Klarsfeld, Mémoires

À la recherche de la vérité et de la justice

À la suite de l’enlèvement en Argentine d’Eichmann et de sa condamnation en Israël, la poursuite des criminels de guerre nazis à travers le monde suscite un intérêt croissant tout au long des années 60 et 70.

Mengele, Bormann, Stangl, Barbie… Ce sont autant d’affaires marquées par de multiples péripéties, liées aux insuffisances de la justice, au scandale face aux protections accordées par certains gouvernements, à l’existence de communautés en Amérique du Sud entretenant le culte du nazisme, mais aussi à la fascination parfois morbide du public pour l’horreur des crimes perpétrés.

Pour autant, l’action de Beate et Serge Klarsfeld ne se réduit pas à celle de « chasseur de nazis ».

Alors que leur opposition envers Kiesinger débouche sur la recherche et l’engagement de poursuites contre d’anciens responsables de la persécution des Juifs en Allemagne et bientôt en France, elle s’enrichit de nouveaux aspects liés à la défense des Juifs à travers le monde.

Les méthodes employées demeurent : recherches historiques pour constituer de solides dossiers, gestes spectaculaires pour frapper l’opinion, mobilisation des médias, pression permanente sur la justice régulièrement alimentée par de nouvelles preuves.

Désormais, la lutte s’engage sur plusieurs continents, avec des ressources souvent dérisoires. Les journées se succèdent, enchaînant sans s’interrompre les conférences, les coups d’éclat, les recherches historiques, la prison, les expulsions, la vie de famille aussi. Parmi les milliers de faits et gestes, certains permettent de saisir l’intensité de leurs combats.

 

« Notre décision est prise. Nous allons nous battre, et ce combat sera prioritaire. Nous avons décidé de tout sans une hésitation, presque sans un mot. Au même moment, pour chacun de nous, cela s’est imposé irrémédiablement. Nous nous battrons non pour nous donner bonne conscience, mais pour gagner, et nous savons que désormais notre combat sera un engagement  total. »

Serge Klarsfeld, Mémoires

Le procès de Cologne, 1979-1980

Le procès contre Kurt Lischka, Herbert Hagen et Ernst Heinrichsohn, poursuivis pour complicité de meurtre, s’ouvre le mardi 23 octobre 1979 devant la cour d’assises de Cologne. C’est l’aboutissement d’une lutte engagée en 1971. L’instruction a duré trois ans et demi. Alors que Beate, Serge et leurs soutiens se sont retrouvés jusqu’alors seuls devant la justice, les anciens SS sont pour la première fois face à un tribunal en Allemagne. L’événement est couvert par la presse du monde entier.

Une nouvelle page de la mémoire de la Shoah est en train de s’ouvrir.

La perspective du procès a suscité la publication en octobre 1978 dans L’Express de l’interview de l’ancien commissaire général aux questions juives Darquier de Pellepoix, où il exprime toujours un antisémitisme virulent et nie le génocide. Alors qu’une polémique éclate, Le Matin puis Le Monde publient un courrier de Robert Faurisson reprenant cette même négation.

C’est aussi le temps d’une mobilisation inédite. 250 représentants de Juifs déportés depuis la France se sont portés parties civiles au procès de Cologne, fédérés par Serge Klarsfeld. Devant la cour, il s’appuie sur les dépositions d’Odette Daltroff-Baticle, Marie Husson et Georges Wellers, anciens internés au camp de Drancy et témoins de l’organisation des déportations, en particulier des enfants du Vel d’Hiv’.

Tout au long des 32 audiences du procès, 3000 Juifs de France, de tous âges et de toutes origines, se sont rendus à Cologne en train depuis Paris ou en autocars depuis des villes de province comme Lyon, Strasbourg ou Lille, répondant à l’appel des Fils et Filles des déportés juifs de France.

Le verdict est rendu le 11 février 1980. Lischka est condamné à dix ans de détention, Hagen à douze ans et Heinrichsohn à six ans. Le verdict est un soulagement.

Le 16 juillet 1981, 39 ans après la rafle du Vel d’Hiv’, la cour fédérale confirme le jugement. La justice est passée. C’est la fin du contentieux judiciaire franco-allemand déboulant de la Seconde Guerre mondiale.

Une oeuvre de mémoire considérable

À la fin des années 70, Beate et Serge Klarsfeld sont désormais des figures connues des médias et des opinions publiques en Europe et bien au-delà. Ils ont été progressivement rejoints par un noyau de militants et d’organisations souvent issues du monde juif, tout en restant farouchement indépendants. La mémoire de la Shoah à laquelle ils ont consacré une grande partie de leur vie connait également une reconnaissance mondiale.

L’association des Fils et Filles des déportés juifs de France se structure et compte rapidement 2000 membres. Soudés autour du couple Klarsfeld, les militants forment une famille passée par la même épreuve de la perte d’un ou de plusieurs parents durant la Shoah et vivant, dans une étroite complicité, une forme de « catharsis » collective à travers l’action militante. 

À partir des années 1980, le combat pour la mémoire de la Shoah mené par Serge Klarsfeld et appuyé par les militants des Fils et Filles des déportés juifs de France se développe intensément. Prolongeant ses recherches sur la persécution des Juifs en France, notamment la responsabilité des autorités françaises et la mise en œuvre de la Solution finale en Europe, Serge Klarsfeld écrit, publie et édite des dizaines d’ouvrages.

 

La lutte pour la justice se poursuit

Après le verdict du procès de Cologne s’opère un basculement progressif de l’action du couple Klarsfeld de l’Allemagne vers la France. La poursuite des responsables de la Solution finale en France demeure au cœur de leur action. Selon des principes établis dix ans plus tôt, les cibles sont limitées et choisies pour leur exemplarité. Leurs actions visent à faire évoluer le droit à réparation et la dénonciation de comportement bafouant la mémoire des victimes.

À la croisée du XXe et du XXIe siècle, le combat pour la justice mené par le couple Klarsfeld concerne les victimes de la Shoah mais aussi les victimes et descendants des génocides et des crimes contre l’humanité. Ils dénoncent toute compromission avec l’extrême-droite.

Conclusion

Depuis les années 1960, la vie de Beate et Serge Klarsfeld s’est construite autour de luttes au service de la mémoire des victimes de la Shoah.

L’écriture d’ouvrages historiques et de tribunes dans la presse, la recherche et l’étude d’archives, la traque d’anciens criminels pour les traduire devant la justice, la lutte contre l’antisémitisme, le combat pour Israël forment un combat global. L’activisme militant, l’action judiciaire, l’exposition médiatique ne sont pas pensés comme des fins en soi mais comme des instruments.

Beate et Serge Klarsfeld forment un couple uni dans la vie et indissociable dans les combats menés. Il y a l’identité et le parcours de l’un et de l’autre, et puis il y a le couple, agissant ensemble, qui incarne le dépassement toujours possible des fossés de l’Histoire. Ils se sont battus, non pour entretenir culpabilité et repentance, mais au contraire parce qu’ils avaient une haute idée de leurs pays respectifs, dénonçant les mensonges, les inerties mais aussi les aveuglements.

Au terme d’une vie singulière et engagée, ils sont devenus des consciences pour l’humanité. Leurs combats personnels ont fini par trouver un écho considérable qui ne laisse pas indifférent. Ils sont entrés en résonance avec l’histoire du XXe siècle : sans jamais renoncer, le couple Klarsfeld a su trouver les moyens de l’influencer.

Qui poursuivra le combat de ces enfants de la guerre dans notre siècle nouveau ? Leur héritage est considérable, sa postérité toujours à défendre, partout.

« Il faudra toujours défendre le souvenir de la Shoah, et en empêcher le renouvellement sous quelque forme que ce soit en défendant les valeurs d’une véritable démocratie politique et sociale et en essayant de l’étendre aux limites de notre planète. »

Beate et Serge Klarsfeld, Mémoires